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Découvrez une nouvelle noire inédite : "Les treize modèles"

 

 

 

 

Évidemment elle préférait son atelier. Ces chambres de hasard n'offraient jamais la lumière appropriée ni le silence idéal. Le bruit des pas dans l'escalier, le grincement des portes, le brouhaha du dehors qui interdisait même d'entrouvrir une fenêtre – mais l'aurait-elle entrouverte ? – et ce maudit cabot qui n'en finissait plus de japper. Où était-il ce bâtard ? À l'étage en dessous ? Jusqu'à quelle distance ça flaire le museau d'un chien... Eux et leur gueule toujours ouverte, l'écume fétide, la langue avide, toujours à ventiler ; eux et leur queue frétillante de joie imbécile ; elle les avait en horreur !

Plus encore pour le nu, l'endroit aurait mérité une lumière choisie oui, et des couleurs franches, exactes. Mais de l'intensité elle saurait s'arranger. En temps voulu. Les grands peintres ont l'art pour ce genre de misère. Pour le supplément d'âme aussi. L'âme, qui ici manquait cruellement. Ici comme partout. En vérité ce fut chaque fois pareil ; toutes les chambres qu'elle avait traversées étaient sans âme. Inconsistantes, mensongères, irrespirables. Masculines.
Au fond qu'importe, elle retoucherait sa toile une fois rentrée. En secret dans son atelier. Seule, dans le reflet de son chevalet, enfin apaisée. N'avait-elle pas abouti et n'était-ce pas l'essentiel ? Parfaire le trait, soutenir un effet, une ombre, serait un jeu d'enfant à présent que son exposition était complète. Aboutie. Réelle. Bientôt prête. De chambre elle n'aurait plus besoin. Ni de modèle désormais. Et qu'elle privilégie le modèle au décor – à la fois parce qu'il fallait peindre vite et qu'elle détestait les chambres – en prenant le risque d'œuvrer sur place, était plus qu'un choix : un postulat. Dont elle seule connaissait le sens profond.
Cette piaule était la dernière. La treizième. Enfin était-elle venue à bout de son calvaire intime – calvaire ou orgasme... – de son orgasme ultime ? Pour le moment elle l'ignorait. Elle savait qu'elle avait réussi, rien de plus. Treize sujets, treize tableaux, treize nus. Elle s'y était tenu. Même si ses doigts et ses poignets en souffriraient longtemps, éprouvés jusqu'à l'extrême. Treize. C'était le chiffre du départ ; qu'elle s'était fixée. Celui qui la ramenait à ses treize ans.



Quelle heure pouvait-il être ? … déjà !
Machinale, une paume violacée venait de frotter sa blouse. Comme elle aurait voulu tarder, en balayant du pinceau la courbe de l'épaule ! Comme elle aurait voulu soigner l'épaisseur de sa caresse ! Non, pas question de s'éterniser. Elle était restée plus que d'habitude, ce n'était pas sérieux. Quant à songer revenir le lendemain, jamais elle n'avait envisagé commettre pareille folie... Il fallait plier, et vite ! En veillant surtout à ne rien oublier.
Devant l'amas de fringues échoué depuis la veille au pied de la table de nuit, elle avait souri. Son jean, ce pull rouille aux mailles fatiguées qu'elle aimait tant, ses sous-vêtements. Pas même se rappelait-elle les avoir ôtés... Au jour venu, elle avait d'instinct passé sa blouse avant d'entreprendre le châssis. Elle adorait travailler nue. Nue sous sa blouse ouverte, encore remplie de son modèle et communiant avec lui.
S'activer donc. Se rhabiller sans faire de bruit, remballer son matériel, nettoyer un peu, vérifier toute la pièce, envelopper la toile puis disparaître. S'évaporer comme une femme après l'adultère, à pas de louve ; comme une artiste repue, fuyant pieds nus, après l'extase d'une énième création. Et ne se rechausser qu'au seuil de la rue. 



Lui. Le contempler rien qu'un instant ; s'imprégner de son corps au repos. De cette image elle aurait encore besoin.
Il était là, face à elle, étendu de tout son long sur le lit de l'impudeur. De la débauche changée en ivresse. Elle en gardait un trouble – c'était bien la première fois ! – car aucun modèle avant Lui n'avait su produire cela. Il était là, immobile. Les bras grand ouverts sur le plafond, semblant bénir le ciel, vouloir étreindre un ange. Les pieds dépassant du matelas – ils étaient émouvants avec ses longs orteils écartés –, la verge encore enflée, les paupières closes. Rendu à la pureté, à l'état fragile du nouveau-né qui dort comme un bienheureux.
Toute la nuit ils avaient fait l'amour. Comme chaque fois avant chaque tableau, elle avait du consommer son modèle. A l'aube, dépossédé du drap de leurs ébats, il lui avait offert la plus exquise des poses : celle que Courbet voulut pour « L'origine du Monde ». A la différence près que son torse et son ventre à Lui – aux muscles attendris – étaient tapissés d'un léger duvet roux. Laissant apparaître un nombril blanc, proéminent, et de larges auréoles orangées d'où émergeaient deux tétines. L'ardeur avec laquelle elle l'avait reproduit, Lui, était incomparable avec celle obtenue des autres. Des treize postures mâles – toutes différentes – que déclinerait l'exposition, la sienne serait la plus généreuse.

Elle se souvenait du mal qu'elle avait eu, notamment, à reproduire le septième modèle – le moins comestible ; une brute de la pire espèce ! – dont le corps peu à peu s'éteignant, comme tordu par quelque angoisse, s'était soudain présenté à elle dans la position de La Danaïde de Rodin. Une figure et un exercice qu'elle n'avait pas prévus. Mais au final sur la toile, ce repli à la soumission absolue, cet appel au pardon par l'offrande anale, avait plu à sa soif de vengeance. Et ô combien répondu à son malheur de jeune femme meurtrie.
Mais Lui en revanche, qu'elle buvait encore des yeux – qu'elle pourrait savourer en mémoire en refermant ses cils – Lui, resterait un modèle à part. Son modèle. Il avait su combler l'artiste autant que liquéfier la femme ; et consoler à tout jamais la fillette de treize ans. Lui, le seul à qui elle avait consenti une larme.  Retenir à jamais son image, la capturer, était plus fort que la haine et le bonheur ensemble. Tout garder de Lui sur la toile. Le creux de ses aisselles, les contours de sa nuque, le volume de ses hanches. Conserver aussi la couleur de sa peau sur la palette ; elle en avait bien d'autres des palettes ! Et repartir avec au fond d'elle – jusqu'à la prochaine douche – l'inavouable tiédeur de sa virilité.
Il serait son dernier modèle. Formait en tous cas le maillon souverain de l'exposition. De tous, il demeurait son préféré. Elle en était convaincue, il ferait le succès de son accrochage. Comme il faisait déjà triompher son âme d'enfant. Qu'avait-il de plus que les douze précédents ?  Elle ne pouvait le dire. Le mystère de Lui était à emporter... Peut-être était-il celui – parce que semblable à nul autre au monde – qu'elle aurait pu aimer.



Elle avait essuyé ses pinceaux, rebouché ses tubes, longuement rincé à l'eau claire son couteau à peindre – cadeau de sa première prof d'art qui avait lu en elle le destin d'une grande, et dont elle avait fait son objet fétiche en y faisant graver le chiffre treize sur le manche – fourré la blouse dans un sachet ; enfin tout rassemblé dans son sac de voyage avec les chiffons. Puis doucement avait enfilé ses habits. Il ne lui resterait qu'à protéger le tableau avant de déguerpir.
Ici – elle s'en était aperçue après coup – elle n'avait pas eu à subir, ni à affronter, de rouge. Rien n'était rouge, aucun objet, aucun élément du décor. Pas même la tête d'une allumette. C'était à peine croyable. Elle avait respiré comme jamais. Libre, enfin ! Les douze autres chambres, elles, en étaient garnies : un abat-jour, une affiche, un coussin... ou même les draps. C'était chez le cinquième modèle. Inoubliable nuit qu'elle avait cru passer en enfer !
Pas plus qu'elle ne peignait en rouge, couleur violemment exclue de sa gamme et bannie de son atelier, sa vue n'en supportait la moindre nuance. Ainsi toutes ses œuvres devaient-elles ressembler à son antre quotidien, assorties à sa planque, où le rouge n'existait pas.
Ce qui ne laisserait pas d'intriguer, elle le devinait d'avance, les visiteurs de son exposition. Probablement moins qu'aux Beaux-Arts ; où elle avait indigné ses professeurs autant que fasciné ses camarades. Comment une artiste de la couleur – une élève qui plus est de son niveau – pouvait-elle apprendre, progresser, dans l'absence du rouge ? N'était-ce pas la couleur de la vie ? Une aberration ! De cet écart esthétique aussi, elle savait s'arranger : c'était un parti-pris, la quête d'un épanouissement... bientôt une signature.
Rouge. Le flux de ses premières règles ; la source de son martyre. Rouge. L'agonie d'une enfant et le chemin de croix d'une adulte qui ne connaîtrait jamais une vie normale de femme. Écarlate, comme l'outrage.
Rouge – le mot seul brûlait ses entrailles vrillées – comme le visage du monstre qui avait arrêté l'horloge de son cœur au lendemain de ses treize ans.

Il avait été le meilleur ami de la famille. Un être doux et délicat, prévenant, d'une rare sensibilité. L'homme de confiance. L'ami précieux. Le plus délicieux des hommes, comme on ne cessait de répéter autour d'elle. Ni riche ni puissant, le genre de type à qui tout réussit. Brillant. Séduisant. De ceux dont on ne se méfie pas. Enfant, elle l'avait aimé plus que son propre père. Elle avait tout appris de lui. C'est lui qui avait toujours poussé la balançoire, avait offert la première boite de peinture, avait ensoleillé, en enchantant d'un rien, l'ordinaire de la maison. Il avait gardé tous ses secrets de petite fille, séché ses pleurs parfois. Lui, qui avait lu les contes de fée et si bien raconté les histoires de prince charmant.

Jusqu'à ce jour où, près du lac – la nature l'en empêchant, c'était alors la première fois – elle n'avait pas suivi les autres à la baignade... Le regard ami avait mis une seconde à virer. Il avait compris. La Créature, réveillée en sursaut sous le masque tendre de l'ému, était déjà aux aguets. Désormais elle serait sa proie. Sa marionnette. Sa chose. Le temps n'offrirait plus aucun répit.



Allaient suivre cinq années d'emprise, d'obscurité permanente. Cinq ans de luxure forcée, sous les tenailles du bourreau. Il était insatiable. Évidemment qu'il aurait tuée ! Elle, avait été obéissante, plus docile qu'une putain, toujours prête à l'ordure, presque à tendre sa chair – à peine essuyée de la prise précédente – pour mieux éviter qu'il ne l'esquinte. Mais elle finirait par avoir ses tripes, la suppliciée se l'était juré ; ce n'était qu'une épreuve de patience...
Cinq ans d'épouvante, oui, condamnée dans la même cellule, infecte, que les cerises du verger, le rubis au cou de sa mère et les coquelicots de la toile cirée.



Et voilà qu'il était mort, ce porc ! Pas crevé non, comme elle en implorait le ciel, le bas-ventre arraché ! Disparu de sa belle mort, en plein sommeil... On l'avait retrouvé un matin, éteint sur l'édredon, paraît-il souriant. La famille avait beaucoup pleuré. Elle, s'était dit que tant pis, d'autres payeraient la facture de ce minable, fût-ce des innocents ! Aussitôt était née l'idée de l'exposition.



Voulez-vous poser pour moi ? A chaque anonyme, aux treize, elle avait fait la même offre. Aucun ne l'avait déçue. Quel mâle – dès lors qu'il s'agissait d'être sublimé – aurait refusé ? A la question sciemment portée par une voix pubère, tous avaient répondu par une invitation au restaurant. L'illusion en avait même rendu certains sensuels. La séance de pose étant permise le lendemain.
Et lorsqu'elle perdrait la perruque ébène, tombant à la renverse sur leur lit, ayant accepté de monter pour un dernier verre, tous fondraient sous les promesses de l'excitant accessoire. La suite n'avait jamais été médiocre. Sur l'acharnement elle en connaissait un rayon. Il suffisait d'accompagner l'irrésistible jusqu'au redoutable. 
Le couteau à peindre, lui, avait suivi... après des heures d'épuisement sexuel. Au bout de la nuit ; parce qu'alors il faudrait travailler vite. Coucher ces corps pour l'éternité, ces exemplaires morts-vivants, auxquels elle attribuerait – plus tard dans son atelier – un seul et même visage : celui du prédateur d'autrefois. L'identité du Mal. Exposer sa tête d'animal sertie de treize corps humains. Treize victimes pour le démasquer. Le dénoncer.
A la pointe du jour, oui, en apprivoisant la température. De cet inexorable compte à rebours dépendait la beauté de ses nus.

La toile était emballée, et la pièce à présent impeccable. Elle n'avait plus qu'à ajuster la perruque dont elle s'affublait pour la dernière fois. Lui... Comme elle aurait voulu rester auprès de Lui ! Elle ne pouvait s'empêcher d'explorer son anatomie du regard, cherchant, aurait-on dit, à l'apprendre par cœur. Impatiente déjà d'attirer l'attention sur Lui, le jour de l'inauguration.
En rentrant – elle en avait soudain une folle envie – elle fleurirait l'atelier ; des tournesols ou des jonquilles. Mettrait de la musique aussi, cela faisait si longtemps ! Pourquoi pas Stravinsky... elle adorait L'oiseau de Feu.



Sur le palier, elle avait fermé la treizième porte à double tour. Rompant l'habitude de la clef enfouie dans sa poche. Cette fois-ci, ce n'était pas utile. A quoi bon... Puis elle avait descendu l'escalier – comme par miracle, le cabot invisible s'était tu – guettant l'ultime marche pour se rechausser. Le porche en bois ouvrant sur la rue s'était lourdement replacé derrière elle, tandis que sur front avait glissé une mèche rebelle. Échappée de l'emprise capillaire. Elle avait souri. Une mèche de vie.
Évidemment qu'elle préférait son atelier aux chambres de hasard, mais bon... Du moins s'efforçait-elle de le croire, en serrant fort contre elle son chef-d'œuvre.
Le tableau de Lui.

Lui, son seul modèle qui n'avait pas saigné.





Th. Desseux





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